Dans un jugement récent, le Tribunal Administratif de Caen a refusé de reconnaître la qualité d’« œuvre de l’esprit » à un dossier de consultation des entreprises. Du coup, il a validé la possibilité de se communiquer le DCE entre les collectivités dans le cadre d’échanges de bonnes pratiques. Pratique !
Ce jugement en date du 12 mai 2009 [1] est fondamental car il s’intéresse aux pratiques développées par les collectivités en matière d’’échange de DCE dans le cadre de leurs bonnes relations.
Contrefaçon et droit de reproduction.
Un consultant en informatique avait assisté, dans le cadre d’un marché public d’assistance à maîtrise d’ouvrage, une communauté urbaine dans l’élaboration d’un DCE en vue de la passation d’un marché relatif à l’informatisation de la gestion financière de ses services.
La CU de Cherbourg s’est inspirée de ces travaux, et a mis en ligne dans le cadre du lancement d’un appel d’offres dématérialisé un DCE similaire à celui qu’avait lancé la première Communauté Urbaine.
Lorsque ce consultant a constaté que la CU de Cherbourg utilisait un DCE proche de celui mis au point par la première communauté urbaine, il a saisi le tribunal administratif en arguant d’une contrefaçon de ses droits d’auteurs. Il a sollicité des dommages et intérêts et la publication du jugement.
En effet, il estimait que la CUC avait utilisé et mis en ligne des documents couverts par le droit d’auteur dont il était le seul et l’unique titulaire. Il fondait sa demande sur le principe de la contrefaçon. Le code de la propriété intellectuelle investit l’auteur d’une œuvre de l’esprit de différents droits (les droits d’auteur), le plus important étant le droit de reproduction : l’auteur est le seul à pouvoir autoriser la reproduction de l’œuvre. Les fonctionnaires auteurs d’œuvres de l’esprit sont aussi reconnus comme titulaires de droits sur l’œuvre. Le régime des œuvres de fonctionnaire a été totalement modifié par la loi no 2006-961 du 1er août 2006 relative au droit d’auteur. [2] En résumé, il y a cession automatique des droits d’exploitation des œuvres créées dans le cadre des fonctions à l’Etat ou à la collectivité territoriale, dans la mesure «strictement nécessaire à l’accomplissement d’une mission de service public ».
Le juge administratif, juge occasionnel de la propriété intellectuelle.
Une brève remarque s’impose au préalable sur la compétence, en l’espèce, du juge administratif. Le juge « naturel » des droits d’auteur est le juge judiciaire mais la compétence du juge administratif n’est pas exclue, par application des dispositions de l’article L 331-1 du code de la propriété intellectuelle : « Toutes les contestations relatives à l’application des dispositions de la première partie du
présent code qui relèvent des juridictions de l’ordre judiciaire sont exclusivement portées devant les tribunaux de grande instance, sans préjudice du droit pour la partie lésée de se pourvoir devant la juridiction répressive dans les termes du droit commun. ».
Le Tribunal des Conflits a eu l’occasion de se prononcer sur ce point : « Les droits d’auteurs ne relèvent pas, de par leur nature, de la compétence exclusive des tribunaux judiciaires». Cette solution ne semble pas devoir être remise en cause par la loi du 29 octobre 2007 qui a remanié la compétence territoriale des tribunaux de grande instance.
Ce sont donc les critères dits « classiques » de répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction qui s’appliquent, à savoir notamment, pour la compétence des tribunaux administratifs, l’existence d’un service public ou l’exercice de prérogatives de puissance publique.
Plus concrètement, le juge administratif tranche généralement, en matière de propriété littéraire et artistique, les litiges qui concernent la répartition des droits d’auteurs entre l’Administration et ses agents.
Dans le cas d’espèce, le consultant en informatique demandait réparation pour le préjudice subi du fait d’une faute de service de l’administration, caractérisée par une atteinte supposée à ses droits d’auteurs. L’administration agissant dans le cadre de l’exercice d’un service public, le juge administratif était naturellement compétent.
Quiconque reproduit une œuvre de l’esprit protégée par le droit d’auteur méconnaît le droit d’auteur et commet une contrefaçon au sens de l’article L 335-2 du code de la propriété intellectuelle (« Toute édition d’écrits, de composition musicale, de dessin, de peinture ou de toute autre production, imprimée ou gravée en entier ou en partie, au mépris des lois et règlements relatifs à la propriété des auteurs, est une contrefaçon et toute contrefaçon est un délit. »). La contrefaçon ne sanctionne pas que la reproduction à l’identique (au « mot pour mot ») mais aussi l’imitation, le plagiat. La contrefaçon de droit d’auteur est sanctionnée pénalement et/ou par des dommages et intérêts.
La communauté urbaine de Cherbourg estimait que la contrefaçon n’était pas constituée car un DCE n’est pas constitutif d’une œuvre protégeable au sens de l’article L.111-1 du CPI. Il n’était donc pas protégé par le droit d’auteur en tant qu’il ne constitue qu’un simple savoir-faire. Egalement, elle observait que le consultant ne pouvait être considéré comme l’auteur du DCE car il ne faisait qu’assister la première communauté urbaine et il n’était donc pas l’auteur des documents.
Les qualités d’une « œuvre de l’esprit ».
Afin de pouvoir trancher le litige opposant le consultant en informatique à la Communauté Urbaine de Cherbourg, le Tribunal Administratif de Caen a, dans un premier temps, cherché à savoir si le DCE était, ou non, une « œuvre de l’esprit », au sens de l’article L.112-1 du code de la propriété intellectuelle. La réponse à cette question conditionnait la naissance de droits d’auteurs au profit du consultant et donc la réussite de son action.
L’article L 112-1 du code de la propriété intellectuelle dispose que : « Les dispositions du présent code protègent les droits des auteurs sur toutes les œuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination. » L’œuvre de l’esprit n’est pas définie plus précisément. L’article suivant (L 112-2) du même code donne une liste qui n’est qu’indicative : « Sont considérés notamment comme œuvres de l’esprit au sens du présent code : 1° Les livres, brochures et autres écrits littéraires, artistiques et scientifiques ; 2 ° Les conférences, articles … etc. ». Dans le principe, un DCE pourrait constituer une œuvre de l’esprit protégée par le droit d’auteur car il peut rentrer dans la première catégorie de l’article L 112-2 du code de la propriété intellectuelle. Il peut être intéressant de souligner que le même article peut protéger des plans d’architecture (L 112-2, 12°) ou des logiciels (L 112-2, 13°).
La jurisprudence (principalement judiciaire) a progressivement défini les conditions de protection d’une œuvre de l’esprit au titre du droit d’auteur.
Il en ressort que l’ « œuvre de l’esprit » ne doit pas être la simple matérialisation d’un savoir-faire [3]. Elle doit en outre présenter une originalité [4], ces deux conditions étant cumulatives.
Dans une conception classique, l’originalité s’entend principalement comme le reflet de la personnalité du créateur.
En l’espèce, le Tribunal Administratif de Caen relève l’existence d’un savoir-faire : « Considérant que si, en exécution du marché conclu par lui avec la communauté urbaine d’Arras et réalisé en collaboration avec les services de celle-ci, qui avaient notamment élaboré un projet de cahier des charges administratives et techniques, M. M. a mis en oeuvre son savoir-faire pour l’établissement des pièces du dossier de consultation des entreprises». Il dénie toutefois toute originalité au DCE : « il ne résulte pas de l’instruction que ce dossier ait présenté un caractère original de nature à donner naissance à des droits de propriété intellectuelle ».
Dès lors, l’absence d’originalité s’oppose à la reconnaissance du DCE du consultant en tant qu’« œuvre de l’esprit ». Ce dernier n’est donc titulaire d’aucun droit d’auteur sur son DCE, ce qui explique que l’ensemble de ses demandes ait été rejeté.
Une décision équilibrée.
Le code de la propriété intellectuelle instaure un régime d’exception, qui contrevient notamment au principe de la liberté du commerce et de l’industrie par l’octroi de monopoles. Opposables aux tiers, ces droits restreignent la liberté de chacun. Ils ont été conçus pour récompenser la création, la recherche. Poussés à leur extrême, ces droits peuvent ne plus répondre à leur objectif et constituer un frein à la création.
Aussi, l’application du code de la propriété intellectuelle est-elle limitée aux véritables « œuvres de l’esprit », qui présentent une originalité certaine. En l’espèce, le DCE du consultant ne constituait pas une « œuvre de l’esprit ». Il est difficile de concevoir qu’un DCE puisse être une œuvre de l’esprit. Il s’agit, en effet, d’un document dont le but est de donner, à un acteur quelconque, les moyens de remplir ses besoins techniques. L’élaboration d’un DCE découle d’un savoir-faire. Mais pour qu’il devienne original, au sens du code de la propriété intellectuelle, il faudrait encore que son auteur lui imprime sa personnalité…
La décision du Tribunal Administratif de Caen de ne pas reconnaître le DCE en tant qu’ « œuvre de l’esprit » mérite donc d’être saluée pour avoir limité le champ d’application du code de la propriété intellectuelle. Appliqué à bon escient, le régime dérogatoire de droit commun, instauré par le code de la propriété intellectuelle, est d’autant moins susceptible d’être remis en cause. C’est donc, au final, la protection des droits d’auteur, dans son ensemble, qui y gagne.
D’autres exemples de défaut d’originalité.
D’autres décisions sont venues rappeler la nécessité de caractériser l’originalité d’une œuvre. La cour administrative d’appel de NANCY a ainsi tranché à propos de photographies prises au microscope électronique par un arrêt du 19 mars 2009 [5], après avoir retenu la compétence des juridictions administratives, qui était contestée.
Une étudiante reprochait à une université d’avoir reproduit des photographies prises à l’aide d’un microscope électronique dans un ouvrage. La cour rejette toute originalité car les photographies ne sont « que la représentation objective de phénomènes biologiques, qui ne présente en elle-même aucune originalité ». L’originalité est rejetée même si les cellules photographiées ont fait l’objet d’une préparation technique préalable par l’étudiante. En filigrane, on trouve là aussi la notion de savoir-faire, qui a été reconnu à l’étudiante, mais qui n’ouvre pas droit à la protection au titre du droit d’auteur ni au titre de la protection de son savoir-faire.
La même solution a été retenue par la cour administrative d’appel de Paris dans un arrêt du 25 avril 2006 [6] à propos d’un guide des services municipaux : « Il ne résulte pas de l’instruction que la commande passée par la commune… qui avait pour objet la réalisation d’un guide des services municipaux sur le modèle d’un guide déjà existant, ait présenté un caractère original de nature à donner naissance à un droit de propriété intellectuelle ».
La violation d’un savoir-faire, engagement de la responsabilité de l’administration ?
Les juridictions judiciaires acceptent, même si le droit d’auteur n’est pas reconnu pour défaut d’originalité, la mise en cause de la responsabilité d’une entreprise pour s’être « inspirée » du savoir-faire d’une autre entreprise. Cette action est fondée sur le parasitisme, qui est elle-même un prolongement de la responsabilité délictuelle de l’article 1382 du code civil. Il s’agit de protéger une valeur économique (dans des conditions parfois trop larges d’ailleurs) même s’il n’y a pas de propriété intellectuelle au sens strict.
Aussi, il convient d’attirer l’attention des collectivités sur le risque que ce principe puisse, à terme, être retenu par les juridictions administratives, celles-ci s’inspirant fréquemment des principes de responsabilités du droit privé.
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[1] Tribunal administratif de Caen, 12/05/2009, M. / Communauté Urbaine de Cherbourg N°0802291.
[2] Loi n°2006-961 du 1er août 2006 relative aux droits d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information (articles L. 111-1 et L. 131-1-1 à L. 131-1-3 du Code de la propriété intellectuelle.
[3] Voir les conclusions du Commissaire du gouvernement COMBREXELLE sous l’arrêt CE, 14/6/1999, Conseil de fabrique de la cathédrale de Strasbourg, req n° 181023 : « l’existence d’une activité créatrice exclut du bénéfice du droit d’auteur tout ce qui procède d’un simple savoir-faire ».
[4] « Une œuvre n’est protégée qu’à la condition de présenter un caractère original » Cour de cassation, chambre criminelle, 7/10/1998, N° de pourvoi: 97-83243.
[5] N° 07NC01327, Legrand c/ ministère de l’Education nationale.
Co-rédaction avec Me Bernard LAMON