08.12.2014 Publié dans Exécution, Marchés publics

L’intangibilité du décompte général n’est pas d’ordre public

Article rédigé pour LEXBASE HEBDO Edition publique n°354 du 04/12/14

 

Le règlement financier d’un marché est enfermé dans un décompte général qui, une fois signé et accepté, devient unique, exhaustif et définitif. C’est la règle de l’intangibilité. L’application de cette règle est stricte et ne connaît que de rares exceptions. Devant le juge cependant, son opposabilité n’est pas d’ordre public. C’est ce que rappelle le Conseil d’Etat dans un arrêt du 3 novembre 2014 « Société Bancillon BTP »[1].

 

  • L’intangibilité du décompte général et ses conséquences

A la différence des décomptes mensuels pour lesquels le règlement est provisoire, le décompte général a des conséquences importantes. S’il n’est pas contesté dans le délai imparti, il devient intangible. Il lie définitivement les parties.

Pour les marchés de travaux, l’article 13.4.5. du CCAG précise que « dans le cas où le titulaire n’a pas renvoyé le décompte général signé au représentant du pouvoir adjudicateur, dans le délai de quarante-cinq jours fixé à l’article 13.4.4, ou encore, dans le cas où, l’ayant renvoyé dans ce délai, il n’a pas motivé son refus ou n’a pas exposé en détail les motifs de ses réserves, en précisant le montant de ses réclamations comme indiqué à l’article 50.1.1, ce décompte général est réputé être accepté par lui ; il devient alors le décompte général et définitif du marché. »

En d’autres termes, cela signifie que l’absence de renvoi du décompte mais également l’expression d’un refus ou de réserves sans motivation est considérée comme une acceptation tacite du décompte général. Le délai de contestation imparti doit impérativement être respecté à peine de forclusion. Il s’en suit que l’absence de contestation du décompte général, selon les modalités prévues par le CCAG, entraîne nécessairement l’irrecevabilité de toute demande tendant à remettre en cause l’un des éléments du décompte. Ce caractère définitif est acquis, nonobstant l’existence de recours pendants devant le juge du contrat, ces derniers ne préservant nullement les droits des cocontractants irrémédiablement figés dans le décompte définitif. Ainsi, la Cour administrative d’appel de Nantes a jugé qu’en l’absence de mémoire en réclamation sur le décompte, ce dernier était devenu définitif nonobstant l’existence d’un litige pendant devant le juge administratif[2].

Le principe d’intangibilité du décompte général et définitif est apprécié très strictement par le juge administratif. Il a notamment pour effet d’interdire au cocontractant toute contestation ultérieure des éléments de ce décompte[3]. Dans ces conditions, le cocontractant n’est pas recevable à contester le décompte général qui fonde le titre de recette dont il demande l’annulation[4].

  • Les exceptions au caractère intangible du décompte général

Sous l’arrêt Société Quillery[5], Madame Catherine BERGEAL rappelait que le décompte général pouvait être contesté dans trois cas particuliers :

  1. les parties peuvent, d’un commun accord, renoncer à opposer l’intangibilité du décompte[6],
  2. le caractère définitif et irrévocable du décompte général peut être écarté en cas de fraude ou de dol[7],
  3. le décompte peut être revu en cas d’erreur, d’omission ou de présentation inexacte au sens des dispositions de l’article 1269 du Code de procédure civile (« Aucune demande en révision de compte n’est recevable, sauf si elle est présentée en vue d’un redressement en cas d’erreur, d’omission ou de présentation inexacte »). Mais il s’agit là d’une exception très théorique puisque, à ce jour, la jurisprudence ne l’a jamais admise. Le conseil d’Etat a jugé par exemple que ne constituait pas une erreur de décompte susceptible d’emporter sa révision la non-application des clauses du contrat[8], l’erreur affectant les clauses du contrat[9] ou l’interprétation divergente des clauses du contrat[10]. Il est à noter également que l’omission, dans le projet de décompte final, d’une demande d’indemnisation au titre de la résiliation ne constitue pas une erreur ou une omission purement matérielle au sens des dispositions du code de procédure civile précitées[11]. De même, n’est pas constitutif d’une erreur de décompte, un mode de calcul erroné ou le fait d’avoir oublié l’application d’une révision de prix.

Dans une moindre mesure, il existe une quatrième exception. En effet, si la signature du décompte général cristallise le volet financier, cette cristallisation ne concerne pas les intérêts moratoires. Des intérêts moratoires peuvent en effet être réclamés après la signature du décompte général. Mais, il s’agit exclusivement de ceux qui courent sur le solde résultant de ce décompte, et non des intérêts moratoires afférents à des acomptes inclus dans le décompte général.

Enfin et surtout, le caractère intangible du décompte général ne peut être opposé qu’à la condition que ce décompte ait été régulièrement notifié.

  • La notification régulière du décompte général

Dans le CCAG Travaux de 1976, le décompte général signé par la personne responsable du marché devait être notifié à l’entrepreneur par ordre de service dans les quarante-cinq jours suivant la date de remise du projet de décompte final (article 13.42).

Dans le CCAG Travaux de 2009, le représentant du pouvoir adjudicateur notifie au titulaire le décompte général dans un délai de quarante jours devenu trente jours depuis le 1er avril 2014[12] après la date de remise au maître d’œuvre du projet de décompte final par le titulaire (article 13.4.2).

Outre le respect du délai de 45, de 40 ou de 30 jours selon que l’on se situe dans le cadre des stipulations du CCAG 1976 ou du CCAG 2009 avant ou après l’arrêté du 3 mars 2014, se pose la question du formalisme de la notification.

Le CCAG 1976 précisait que la notification devait se faire par ordre de service. Tirant les enseignements d’une jurisprudence pragmatique en la matière, le CCAG 2009 n’impose plus ce formalisme. En effet, dès 2006, la cour administrative d’appel de Nantes avait jugé que « les stipulations précitées de l’article 2.51 du CCAG lesquelles prévoient que les ordres de service doivent être datés, numérotés et signés par le maître d’œuvre n’ont pas pour objet de priver le maître de l’ouvrage du pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution du marché qui est le sien ; que par suite, la circonstance que l’article 13.42 du CCAG dispose que le décompte général doit être notifié à l’entrepreneur par ordre de service ne faisait pas obstacle à ce que le président de la région Centre notifie lui-même, ainsi qu’il l’a fait par courrier adressé à la société GBC, le décompte général du marché résilié ; que, dès lors, la SARL GBC n’est pas fondée à soutenir que la notification du décompte en litige était irrégulière au motif tiré de l’incompétence du maître de l’ouvrage en la matière« [13]. La cour administrative d’appel de Douai avait quant elle considéré que « la circonstance que cette notification ne soit pas intervenue sous la forme d’un ordre de service établi par le maître d’œuvre ainsi que le prévoit l’article 2.51 du même cahier, mais par lettre recommandée avec accusé de réception, adressée directement par la personne responsable du marché, qui équivaut à un tel ordre de service, n’entache pas, par conséquent, cette notification d’irrégularité« [14]. Enfin, selon la cour administrative d’appel de Paris, la notification était régulière dès lors qu’elle avait permis à l’entreprise de savoir qu’il s’agissait du décompte général et qu’elle lui avait permis d’établir la date à partir de laquelle courrait le délai de 45 jours[15].

En résumé, la notification du décompte général est régulière, et donc fait courir le délai d’opposition, si elle est effectuée par ordre de service du représentant du pouvoir adjudicateur ou par ordre de service voire par lettre recommandée avec accusé de réception du pouvoir adjudicateur lui-même.

 

  • L’opposabilité du caractère définitif du décompte devant le juge

Un moyen d’ordre public (MOP) est un moyen qui, même s’il n’est pas soulevé par l’une des parties au procès, peut être relevé d’office par le juge dans le cas où il serait susceptible de fonder sa décision. En vertu de l’article R. 611-7 du code de justice administrative, le juge qui soulève d’office un moyen d’ordre public a l’obligation de le communiquer aux parties au litige et de les inviter à produire leurs observations.

Dans son arrêt Société Bancillon BTP du 3 novembre 2014, le conseil d’Etat confirme une ligne jurisprudentielle ancienne selon laquelle n’est pas d’ordre public le moyen tiré du caractère définitif du décompte s’opposant à toute nouvelle demande financière du cocontractant à l’égard du maître de l’ouvrage :

« Considérant que si les parties à un marché public de travaux peuvent convenir que l’ensemble des opérations auxquelles donnent lieu l’exécution de ce marché est compris dans un compte dont aucun élément ne peut être isolé et dont seul le solde, arrêté lors de l’établissement du décompte définitif, détermine leurs droits et obligations définitifs, elles n’y sont pas tenues ; que dès lors, ni le caractère unique et exhaustif d’un tel décompte, ni son caractère définitif qui ne sont pas d’ordre public, ne peuvent être opposés d’office par le juge aux prétentions d’une partie. »[16]

De la même manière, l’absence de mise en œuvre de la procédure prévue par le contrat pour l’élaboration du décompte général n’est pas un moyen d’ordre public pouvant être opposé d’office au constructeur qui réclame le règlement du solde du marché[17] ; le juge ne peut pas non plus soulever d’office le moyen tiré de l’absence de contestation dans les formes prévues au marché du décompte général[18].

Le caractère définitif du décompte doit donc impérativement être soulevé par le défendeur qui entend s’en prévaloir :

« […] la commune d’ALLASSAC n’a pas elle-même opposée aux conclusions de la demande de la société à responsabilité limité Entreprise J. RABADAN et Cie une fin de non-recevoir tirée du caractère définitif du décompte ; qu’ainsi ladite société est fondée à soutenir que c’est à tort que le tribunal administratif a retenu cette fin de non-recevoir pour écarter comme irrecevable sa demande dirigée contre la commune. »[19]

En outre, une partie peut soulever la forclusion de la réclamation à raison du caractère définitif du décompte à tout moment, y compris pour la première fois en appel[20].

Au-delà de la confirmation d’un principe jurisprudentiel établi, l’arrêt Société Bancillon BTP en tire la conséquence selon laquelle les parties à un marché public de travaux peuvent déroger à la règle habituelle d’élaboration d’un décompte général définitif et peuvent convenir, d’un commun accord, que leur relation financière ne sera pas enfermée dans un compte unique et exhaustif.

Si, en théorie, cette approche est intéressante, on en mesure difficilement l’intérêt dans la pratique. En effet, bien qu’elles n’y soient « pas tenues« , les parties n’ont aucun intérêt à disperser le règlement financier de leur marché dans divers documents ; c’est assez compliqué comme cela.


[1] CE 3 novembre 2014 Société BANCILLON BTP : n°372040

[2] CAA Nantes 31 décembre 2004, SA Cnim : n° 04NT00152 ; confirmé par CE, 11 juillet 2008, SA Cnim : n° 281070

[3] CE Ass. 16 octobre 1970 Trésorier-payeur général des Hauts-de-Seine et receveur municipal de Rueil-Malmaison c/ ville Rueil-Malmaison : n° 72802 72803 72813 72814

[4] CAA Nancy 21 janvier 2010, Société Carpentier Construction : n° 07NC00726

[5] CE 28 Septembre 2001, Société QUILLERY : n°182761

[6] CAA Lyon 4 juillet 2013, Société BRB Construction : n° 12LY02398

[7] CE 2 décembre 1964, Société Rouzaud

[8] CE 5 juin 1981, Société COMSIP-ENTREPRISE : n°14644

[9] CE 11 juillet 1986, OP HLM Interdépartementale de la Région parisienne, Société MISSENARD-QUINT : n°41120

[10] CE 28 Septembre 2001, Société QUILLERY : op. cit

[11] CAA Lyon 4 juillet 2013, Société BRB Construction : op. cit.

[12] Date d’entrée en vigueur de l’arrêté du 3 mars 2014 modifiant l’arrêté du 8 septembre 2009 portant approbation du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux – NOR: EFIM1331736A

[13] CAA Nantes, 17 mars 2006, Sarl GBC : n° 05NT00602 – Voir également : CAA Nantes, 31 octobre 2013, SARL Sonoter TP : n°12NT01444

[14] CAA Douai, 12 avril 2007, Société Dorival : n°05DA00404

[15] CAA Paris, 18 décembre 2012, Société SDEL Tertiaire : n°10PA05735

[16] CE 3 novembre 2014, Société BANCILLON BTP : n°372040

[17] CE 21 février 2000, Société UNIMARBRES : n°186448

[18] CE 12 mai 2006, Département OISE : n°254903

[19] CE 6 juillet 1992, SARL Entreprise J. RABADAN et Cie : n°79467

[20] CAA Lyon 25 mai 1989, SA. Lefebvre : n° 89LY00153 – CAA Bordeaux 9 novembre 2004, Société CGEM : n° 01BX00864